Ce droit est exercé par des conseils ou assemblées composés de membres élus au suffrage libre, secret, égalitaire, direct et universel et pouvant disposer d'organes exécutifs responsables devant eux. Cette disposition ne porte pas préjudice au recours aux assemblées de citoyens, au référendum ou à toute autre forme de participation directe des citoyens là ou elle est permise par la loi.
Divers aspects du système turc d’administrations locales doivent être analysés ici : premièrement, la structure de base des collectivités locales ; ensuite, les élections locales ; enfin, les méthodes permettant aux citoyens de participer à la gestion des affaires locales.
Les principaux organes des collectivités locales
Municipalités et municipalités métropolitaines
Les principaux organes des municipalités (tous types confondus) sont (a) le conseil, (b) le comité exécutif et (c) le maire.
i. Le conseil
Le conseil municipal est l’organe de décision de la municipalité. Il compte, en fonction de la population, entre neuf et 55 conseillers, élus au suffrage direct tous les cinq ans. Le maire est également membre de droit du conseil municipal, dont il est aussi le président.
Dans les municipalités métropolitaines, cependant, le conseil obéit à des règles spécifiques, puisque ses membres ne sont pas élus lors d’une élection distincte : un cinquième des conseillers municipaux sont élus au niveau du district (en particulier ceux qui réunissent le plus de voix) et deviennent aussi membres du conseil métropolitain. Les maires de district sont aussi membres de droit du conseil métropolitain. Le maire métropolitain est également le président du conseil métropolitain. L’effectif du conseil métropolitain varie de celui des municipalités de district ou des autres types de municipalités. Par exemple, le conseil métropolitain d’Istanbul compte 311 conseillers en plus du maire.
Les principales compétences du conseil municipal sont les suivantes :
- approuver le plan stratégique de la municipalité, le programme des travaux et le programme d’investissement ;
- approuver le budget municipal et le rapport annuel de l’année précédente ;
- approuver les plans d’aménagement du territoire de la municipalité, à une échelle géographique donnée ;
- décider de l’octroi de concessions, de la création d’entreprises municipales et de la vente de telles entreprises ;
- autoriser la municipalité à emprunter, acheter ou vendre des biens ;
- fixer les montants des redevances pour les services municipaux ;
- prendre des décisions sur l’organisation de la municipalité ;
- accorder les autorisations ou les permis.
Un élément important de l’organisation locale, du point de vue de la Charte, est la responsabilité du maire devant le conseil municipal. À cet égard, et mis à part les compétences énumérées ci-dessus, le conseil municipal est l’organe de contrôle. Il assure cette fonction en interrogeant le maire et, dans certains cas, en déposant une motion de censure à son encontre. Dans ce dernier cas, une majorité d’au moins les trois quarts de l’ensemble des membres du conseil municipal est requise pour retoquer le rapport annuel ou déclarer le maire incompétent. La résolution sur l’incompétence du maire ne prend effet qu’après approbation par le Conseil d’État. Cependant, comme nos interlocuteurs l’ont souligné, « il est presque impossible de révoquer un maire selon cette méthode. Aucun maire n’a été révoqué au moyen d’une résolution d’incompétence au cours des neuf années écoulées depuis l’entrée en vigueur de cette loi ».
ii. Le comité exécutif
Le comité exécutif municipal est organe collégial chargé d’exécuter les décisions du conseil. Il se compose du maire et d’un certain nombre d’autres membres compris, en fonction de la population, entre quatre et dix (dans les municipalités métropolitaines). Le maire est également le président du comité exécutif municipal.
Il s’agit d’un organe de type « hybride » : une moitié de ses membres sont des conseillers élus par le conseil municipal, l’autre moitié est composée d’administrateurs municipaux choisis par le maire (dont l’un est l’« administrateur financier » de la municipalité). Les principales fonctions du comité exécutif municipal sont les suivantes :
- examiner le plan stratégique de la municipalité, le programme de travaux annuel, le budget et les documents relatifs aux recettes et dépenses de l’exercice précédent (soumis au conseil municipal) :
- adopter les décisions d’expropriation ;
- organiser les appels d’offres pour l’achat, la vente et la location de biens ;
- imposer des pénalités et des sanctions administratives.
iii. Le maire
Les maires, de même que les conseillers municipaux, sont élus pour un mandat de cinq ans lors d’élections tenues le même jour que celles du conseil municipal. Le nombre de réélections n’est pas limité. L’élection du maire se fait au scrutin majoritaire à un tour, ce qui signifie que le candidat qui remporte le plus de voix est élu. Le maire assume les fonctions suivantes :
- présider les réunions du conseil municipal et du comité exécutif municipal ; mettre en œuvre leurs décisions et résolutions ;
- administrer la municipalité conformément au plan stratégique, au programme de travaux et aux résolutions du conseil municipal ;
- collecter les revenus et les créances de la municipalité ;
- représenter la municipalité ; signer les contrats au nom de la municipalité ;
- nommer les administrateurs et les employés municipaux ;
- administrer les organismes et entreprises affiliés à la municipalité et gérer les biens municipaux.
Bien que le principe de base soit que le maire est un « contrepoids exécutif » du conseil, en réalité le système turc engendre un modèle où le maire est extrêmement puissant, probablement l’un des plus puissants en Europe. Le maire dispose d’un pouvoir politique extrêmement fort, du fait de son élection au suffrage universel direct et de son rôle de président à la fois du conseil municipal et du comité exécutif. Il dispose aussi d’un pouvoir administratif important puisqu’il contrôle le budget municipal et assure la gestion du personnel. Il nomme et révoque tous les administrateurs et employés municipaux à l’exception de certains fonctionnaires. De plus, il dispose d’un droit de veto sur les décisions du conseil , qu’il ne peut cependant utiliser qu’une seule fois : si le conseil confirme sa décision, elle devient définitive. Les experts turcs ont souligné ce poids considérable de la fonction de maire et certains parlent même de « conseils impuissants vis-à-vis du poids des maires » .
Malgré cette supériorité politique du maire, le conseil dispose cependant d’un mécanisme de contrôle en dernier ressort, puisqu’il a la possibilité de ne pas approuver le rapport d’activité annuel du maire. Si ce rapport est rejeté par une majorité des trois quarts des membres du conseil, le maire est considéré comme inapte à poursuivre son mandat et peut être démis de ses fonctions avec l’accord du Conseil d’État. Cependant, comme les experts turcs l’ont souligné, « ce mécanisme légal de contrôle n’est que très rarement utilisé et on ne recense quasiment aucun cas d’une telle révocation du maire au moyen d’un vote du conseil municipal » .
Les maires métropolitains que la délégation a rencontrés ont indiqué que la loi sur les municipalités définit clairement les domaines d’action du conseil municipal et ceux du maire et qu’il n’y a aucune superposition ni aucun chevauchement entre ces deux organes dans la gestion quotidienne de la collectivité locale.
Administrations provinciales spéciales
Les principaux organes des administrations provinciales spéciales sont (a) le conseil provincial général, (b) le comité exécutif provincial et (c) le gouverneur. En outre, le secrétaire général dirige, pour le compte du gouverneur, les affaires de l’administration provinciale spéciale. Ce secrétaire général est nommé par le ministère de l’Intérieur sur proposition du gouverneur.
i. Le conseil provincial général
Le conseil provincial général est l’organe de délibération politique et l’organe de décision suprême de l’administration provinciale spéciale. Ses fonctions et compétences sont similaires à celles du conseil municipal. Comme les conseillers municipaux, les conseillers provinciaux sont élus au suffrage universel direct, les deux scrutins ayant lieu le même jour. Les conseillers provinciaux sont élus pour représenter les districts de la province : un district de moins de 25 000 habitants élit deux conseillers, mais ce chiffre augmente progressivement pour atteindre cinq conseillers pour un district de moins de 100 000 habitants (des règles spécifiques s’appliquent pour une population supérieure).
ii. Le comité exécutif provincial
Le comité exécutif provincial est un organe « hybride », comme son équivalent municipal. Trois membres de ce comité sont élus par le conseil provincial général et trois autres sont nommés par le gouverneur qui, en outre, préside le comité. Le pouvoir exécutif de l’administration provinciale spéciale est partagé entre le gouverneur et le comité exécutif provincial. Le comité met en œuvre les résolutions du conseil provincial général. Il agit aussi en tant qu’organe de décision sur des questions telles que la vente et la mise en location de biens appartenant à l’administration provinciale spéciale et sur d’autres questions techniques.
iii. Le gouverneur
Le gouverneur (vali) tient une place centrale dans l’administration locale de l’État et joue le même rôle que le préfet français et ses équivalents d’autres pays ayant suivi ce modèle (le prefetto italien, le gobernador civil espagnol, etc.). Le gouverneur est nommé au moyen d’un décret présidentiel. Il représente non seulement l’État dans la province, mais il est aussi l’organe exécutif de l’administration provinciale spéciale. Il est à noter que, jusqu’en 2005, le gouverneur présidait en outre le conseil provincial général, mais depuis les amendements législatifs de cette année les conseillers provinciaux élisent un président du conseil parmi leurs membres.
Aujourd’hui, cependant, le gouverneur agit encore en tant que président du comité exécutif provincial. Aux termes de l’article 29 de la loi sur les administrations provinciales spéciales, le gouverneur est « le chef de l’administration provinciale spéciale et le représentant de son entité juridique ».
Au vu du système en vigueur, l’article 3.2 de la Charte n’est que partiellement respecté pour ce qui concerne les administrations provinciales. L’assise démocratique des membres du conseil est indéniable. Cependant, le fait que le gouverneur est l’organe exécutif principal de l’administration provinciale spéciale et, en outre, le président du comité exécutif n’est pas compatible avec cette disposition de la Charte, puisque le gouverneur est un organe de l’administration centrale. Le système turc introduit ainsi une confusion subjective-organique entre l’administration centrale et l’administration locale, ce qui va à l’encontre de l’esprit de la Charte selon laquelle l’administration locale doit être distincte et différente de celle de l’État, ayant ses propres finalités, légitimités et dirigeants.
De plus, le gouverneur est de iure le président de l’exécutif et ses décisions ne peuvent pas être annulées par le conseil. Dans les faits, le gouverneur est à la tête de la province, comme le prouvent les compétences qui lui sont attribuées par la législation (voir l’article 30 de la loi sur les administrations provinciales spéciales). Bien qu’il existe une forme de responsabilité du gouverneur devant le conseil, la possibilité d’une motion de censure n’est pas prévue, comme c’est le cas au niveau municipal entre le maire et le conseil. Le seul fait que le gouverneur (représentant de l’État) soit considéré comme un organe de l’administration provinciale brouille totalement la distinction nécessaire entre l’État et l’administration locale.
Les élections locales
En Turquie, les élections locales se tiennent tous les cinq ans. Les dernières élections locales ont eu lieu le 31 mars 2019, tandis qu’un nouveau scrutin local s’est tenu à Istanbul le 23 juin 2019 à la suite d’une décision très controversée du Conseil électoral suprême (YSK).
Lors des élections locales de 2019, les Turcs étaient invités à élire divers responsables et représentants locaux :
a. au niveau des provinces, les membres des conseils provinciaux ;
b. au « premier » niveau local, les maires et les conseillers municipaux , selon le type de collectivité locale concernée :
c. dans les grandes municipalités (« municipalités métropolitaines » telles qu’Ankara et Istanbul), les électeurs votaient pour l’élection du maire métropolitain, des maires des différentes « municipalités de district » (maires de district) et des membres des conseils des municipalités de district ;
d. dans les petites municipalités, les électeurs votaient uniquement pour l’élection du maire et du conseil municipal. Ils votaient aussi pour les « mukhtars » dans les quartiers et les villages.
Ces élections ont fait l’objet d’une mission d’observation du Congrès, suivie d’un rapport et d’un exposé des motifs décrivant en détail le déroulement des élections locales, l’administration électorale, le contexte politique et médiatique et la conformité avec le Code de bonne conduite en matière électorale de la Commission de Venise . En résumé, le Congrès a conclu que les élections avaient été organisées de manière très professionnelle et globalement démocratique, avec un taux de participation très élevé (84,6 %). Bien que le vote soit obligatoire en vertu de la loi, la violation de cette obligation n’est que rarement sanctionnée. Cela étant, le rapport notait aussi certaines insuffisances concernant l’impartialité de l’administration électorale : l’implication du Président de la République dans la campagne électorale (en sa qualité de dirigeant d’un parti politique et conformément à la législation turque), jugée excessive et inappropriée ; un climat d’absence de réelle liberté pour les médias ; le manque d’égalité des chances entre les candidats.
Outre les problèmes survenus à Istanbul, qui ont déjà été évoqués, d’autres incidents ont entaché les élections locales : des candidats appartenant au parti HDP ont été élus maires dans 65 municipalités du sud-est du pays, mais l’administration provinciale spéciale a refusé de délivrer à six des co-maires HDP (désignés officiellement) le « certificat » d’élection (mazbata) requis pour leur prise de fonction, au motif qu’ils ne remplissaient pas les conditions nécessaires, ayant été précédemment démis de leurs fonctions au moyen de décrets du gouvernement central pris dans le cadre de l’état d’urgence. Ce certificat a finalement été délivré aux candidats d’autres partis arrivés seconds aux élections, qu’ils n’avaient donc pas remportées.
Ce refus de délivrer les certificats d’élection à des maires de l’opposition est évoqué dans les rapports, recommandations et résolutions du Congrès susmentionnés. En particulier, le Président du Congrès a fortement critiqué cette situation, qui porte atteinte au principe des élections équitables selon lequel les règles applicables avant le scrutin doivent aussi s’appliquer après. Le Congrès a déclaré en outre que les personnes dont la candidature avait été examinée par le Conseil électoral suprême lors de la période préélectorale et qui avaient été autorisées à se présenter aux élections devaient aussi disposer du droit effectif d’exercer leur mandat si elles étaient élues.
Lors de la procédure de consultation, les représentants locaux ont indiqué qu’après la victoire du CHP aux élections locales dans certaines villes, les représentants du gouvernement (parti AK) ont tenté de diverses manières d’entraver le processus décisionnel des conseils municipaux concernés et de nuire à leur fonctionnement. Cette question a aussi été évoquée lors de la troisième partie de la visite (voir ci-dessous).
À titre d’exemple, la situation suivante a été signalée concernant la municipalité métropolitaine d’Ankara, où le CHP a remporté l’élection. D’après le maire d’Ankara, le maire dispose traditionnellement du pouvoir de révoquer et remplacer les administrateurs des entreprises municipales. Cependant, peu de temps après les élections locales, le ministère du Commerce a adopté une circulaire en vertu de laquelle ce pouvoir de révocation était retiré au maire et confié au conseil municipal, en violation des dispositions de la loi sur les municipalités. Il a également été indiqué que le maire avait lancé une procédure juridique visant la suspension et l’annulation de la circulaire. Bien que le 10e tribunal de commerce de première instance ait suspendu la mise en œuvre de la circulaire (décision n° 2019-499 du 14 juin 2019), le Conseil d’État n’a pas encore statué sur le fond.
D’après les informations transmises par le HDP lors de la procédure de consultation, après les élections locales le ministère de l’Intérieur a révoqué 32 co-maires et les a remplacés par des « administrateurs du gouverneur », notamment dans les trois municipalités métropolitaines remportées par le parti HDP. Ce qui représente un total de 38 municipalités sur 65. De plus, 26 co-maires HDP ont été arrêtés, dont trois ont ensuite été libérés. Le HDP a souligné que depuis les élections locales 60 conseillers municipaux HDP et 7 conseillers provinciaux HDP avaient été révoqués et que 8 conseillers municipaux HDP avaient été arrêtés. Ces informations ont ensuite été actualisées après la troisième partie de la visite de suivi, en décembre 2021 (voir ci-dessous).
Participation citoyenne à la gouvernance municipale
La dernière phrase de l’article 3.2 de la Charte dispose que cette disposition ne porte pas préjudice au recours aux assemblées de citoyens, au référendum ou à toute autre forme de participation directe des citoyens là où elle est permise par la loi. À ce sujet, il est à noter que la Turquie n’a pas encore signé le Protocole additionnel à la Charte européenne de l’autonomie locale sur le droit de participer aux affaires des collectivités locales du 16 novembre 2009 (SCTE n° 207).
Cela étant, les lois qui régissent les différents types de collectivités locales incluent certaines dispositions à ce sujet. Tout d’abord, l’article 15 de la loi sur les municipalités dispose que « la municipalité peut réaliser un vote populaire ou des activités de consultation publique afin de connaître l’avis de la population ». Deuxièmement, les réunions des conseils municipaux sont publiques et librement accessibles aux citoyens et à la presse. De plus, certaines grandes villes (comme Istanbul) ont choisi de diffuser en direct les réunions du conseil municipal métropolitain, afin que les citoyens puissent avoir un accès immédiat à ses délibérations et décisions. Par ailleurs, les réunions des commissions du conseil municipal sont habituellement ouvertes aux organisations professionnelles concernées, aux organes de la société civile et aux représentants d’autres organisations.
Troisièmement, il convient de mentionner les « assemblées citoyennes », telles qu’elles sont prévues par l’article 76 de la loi sur les municipalités . L’assemblée citoyenne est composée de représentants d’organisations professionnelles, d’organisations de la société civile, des universités et d’autres organisations publiques et syndicales. Elle peut soumettre des propositions au conseil municipal, lequel a l’obligation de les examiner. Elle joue par conséquent un rôle important dans la remontée des préoccupations de la population locale jusqu’au conseil, dans des domaines tels que la protection de l’environnement, les questions relatives aux femmes et à la jeunesse, l’intégration des personnes handicapées, etc.
Enfin, l’article 7 de la loi sur les administrations provinciales spéciales dispose que ces collectivités locales peuvent conduire des sondages et des enquêtes d’opinion afin de recueillir l’avis de la population sur leurs services.
A la lumière de ce qui précède, on peut conclure que l’article 3.2 est respecté en Turquie pour ce qui concerne les municipalités, mais qu’il ne l’est que partiellement dans le cas des administrations provinciales spéciales, pour les raisons susmentionnées relatives à la position du gouverneur dans l’organisation provinciale. Cependant, la pratique consistant à nommer des responsables non élus pour diriger une collectivité locale constitue un autre aspect problématique du point de vue de l’article 3.2 et elle sera examinée plus en détail dans la section 6 du présent rapport.